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Fontaine

Maurice avait toujours été amateur de chasse et de pêche. (Les cardigans de mon mari sont encore ornés de beaux boutons qui, à l’origine, avaient été cousus sur une veste de chasse en velours côtelé que Maurice s’était fait faire avant la guerre.) Vu son état physique, la chasse devint trop fatigante pour lui et il se consacra de plus en plus à la pêche. Il avait loué un étang dans les environs de Douai, où il allait pêcher tous les week-ends, puis, au début des années trente, il acheta «Fontaine». C’était une maison de campagne située dans le petit village de Fontaine-sur-Somme, et dans la propriété il y avait un étang très vaste (j’ai dans la tête une surface de 60 hectares). J’ai toujours pensé que la maison de Fontaine était la maison idéale, et si j’avais été riche je m’en serais fait construire une identique.

Elle appartenait à un M. Bénévol qui, chose incroyable, avait fait sa fortune sur les planches en tant que magicien et illusionniste. Maurice trouva dans le grenier tous ses accessoires de magie, y compris la malle pour couper une femme en deux! Bénévol avait meublé la maison dans un luxe qui laissait bouche bée, pas du tout ce qui convenait à une maison de campagne. La salle à manger et le bureau étaient dans le style Empire, acajou massif et bronze doré; le petit salon était en style Louis XV; la porcelaine était de Sèvres et, au milieu de la table de la salle à manger, il y avait une immense coupe en cristal taillé, reposant sur un plat assorti, le tout si lourd qu’on pouvait à peine soulever l’ensemble. Dans le bureau, Bénévol avait fait tisser à Aubusson un tapis qui suivait les contours de la pièce. La bibliothèque était un vaste meuble en acajou massif avec des bronzes partout, des portes vitrées grillagées en bronze, bref, quelque chose d’extraordinaire...

Bénévol s’était installé dans cette splendeur et y mena une vie de pacha, donnant des fêtes vénitiennes sur l’étang, avec gondoles, bals masqués et feux d’artifice, tout cela dans le fin fond d’un petit village, arriéré s’il en fut, et la Somme était connue sur ce point... Naturellement, les villageois, finauds, tirèrent tous les avantages possibles de la situation et Bénévol se retrouva ruiné après quelques années d’extravagances. Il vendit le tout à Maurice pour 90 000 francs et prit la route dans une caravane.

La maison était dans un état de saleté repoussante; les rats avaient même grignoté les coins du fameux tapis d’Aubusson, mais, une fois remise en état, c’était une belle maison, très confortable. A Douai, Maurice avait fait la connaissance d’un garde-chasse qu’il installa à «Fontaine» (dans les communs il y avait une petit maison de paysan) avec sa femme Marguerite et leurs deux enfants, Marguerite faisant le ménage et un peu de cuisine. Adrien avait été assermenté garde-chasse; il s’occupait de l’étang, cultivait le grand jardin qui lui donnait tous ses légumes; il y avait un poulailler, un pigeonnier, et c’est à «Fontaine» que j’ai mangé les meilleurs pigeonneaux de ma vie. Il y avait aussi une grande serre, un énorme carré d’asperges et un verger: c’était vraiment une maison de campagne.

Naturellement, «Fontaine» était la propriété personnelle de Maurice et nous y allions rarement. C’était là qu’il recevait ses relations d’affaires, et la réputation de Maurice Cinqualbre sur son hospitalité se répandit rapidement. Les invitations étaient très recherchées, la pêche était excellente, il y avait une bonne cave, et si la cuisine de Marguerite était plutôt fruste, après quelques cocktails pour lesquels Maurice était fameux (en particulier ses «roses») un simple pot-au-feu devenait délectable. C’est grâce à «Fontaine» que Maurice alla chasser à Rambouillet.

Rambouillet était la chasse officielle du président de la République, mais on pouvait la louer pour un week-end et un des fournisseurs de Superlin était Marcel Boussac, qui fit sa fortune dans les textiles. C’est lui qui invita Maurice à Rambouillet, et le week-end fut consacré à la chasse au faisan. Maurice ne fut pas du tout impressionné et avoua qu’au château on lui avait servi le plus mauvais petit déjeuner de sa vie.

Quand Maurice acheta l’étang, celui-ci était infesté de brochets. Contrairement à ce qu’on peut penser, une pièce d’eau consacrée à la pêche demande beaucoup de soins. Il faut la maintenir peuplée d’espèces de poissons qui conviennent et éliminer les brochets en particulier qui sont des poissons voraces, capables de dévaster un étang. Je me souviens avoir passé plusieurs après-midi dans le bateau à moteur, traînant une cuillère pour attraper des brochets. Il fallut des mois pour nettoyer l’étang et Maurice en retira plusieurs brochets qui faisaient plus d’un mètre de long. Il avait fait empailler les têtes, et, dans leur gueule ouverte, on pouvait mettre une grosse pomme. Entre parenthèses, lorsque je suis allée à Sainte-Foy-la-Grande en 1991 pour débrouiller l’«affaire Nelly», j’ai trouvé dans une armoire une de ces têtes de brochet, et mon plus grand regret est de ne pas l’avoir emportée car, quand je décris ces poissons, personne ne me croit. Les étangs de la Somme sont tous reliés entre eux et à la rivière par un réseau de fossés, et l’étang de Maurice était peuplé d’anguilles. Une fois par an, les anguilles émigrent vers la mer des Sargasses où elles se reproduisent, et les jeunes anguilles de deux ou trois ans reviennent, comme les saumons, dans leurs eaux d’origine. Maurice mettait une nasse dans la fosse d’écoulement et prenait des dizaines de kilos d’anguilles que le poissonnier d’Abbeville était très content d’acheter.

Naturellement, à la maison, c’était un défilé de poissons, gibier à poil et à plume, et sur notre table, civets, gibelottes, pâtés de ceci et de cela se succédaient suivant les saisons. J’ai toujours été reconnaissante à mes parents de m’avoir appris dès mon jeune âge à ne pas être dégoûtée par les choses naturelles. Je vois encore mon père écorcher un lapin ou un lièvre, ma mère écorcher une anguille ou écailler une carpe; quant à vider un poulet, plumer une perdrix ou trousser un faisan, rien n’était plus commun. Encore maintenant, on peut me donner n’importe quel gibier ou poisson et je suis capable d’écorcher, plumer, vider, préparer et trousser comme le ferait un boucher. Les femmes qui font la petite bouche et sont dégoûtées de tout m’énervent...

En 1940, lors de l’avance des Allemands, Fontaine fut le siège d’une bataille prolongée et complètement futile. Pour des raisons mystérieuses, un régiment de l’armée française décida de tenir le village, qui fut pris et repris plusieurs fois. La maison de Maurice était à un tournant de la route et se trouva à un moment de la bataille dans le champ de tir des Allemands. Ils utilisèrent des lance-flammes et la détruisirent complètement: il n’en resta rien, tout fut rasé. Maurice reçut dix millions de dommages de guerre avec condition de recons- truire. Au lieu de reconstruire dans le Nord, il transféra ses dommages de guerre à Arcachon où il fit construire deux villas. Tout ce qui reste de «Fontaine», ce sont les deux petits cadres en ivoire sculpté que j’ai toujours. A sa première visite à «Fontaine», Mère les avait trouvés sur un tas de rebut qui avait été jeté dans une remise au cours du premier nettoyage, et Maurice lui avait dit de les garder... en souvenir.

Puisque nous sommes sur le sujet des maisons de campagne, c’est le moment de parler de Nieuport. Pour comprendre l’achat de Nieuport, il faut remonter dans le temps et expliquer où nous habitions. Père et Mère, au début de leur mariage, en 1901, avaient toujours habité des maisons louées. En 1913, Père acheta un terrain rue de Lille et y fit bâtir une maison dans laquelle ils emménagèrent au début de 1914. En 1916, suite à la mort de marraine Catherine, la mère de Père, ils allèrent habiter rue des Ecoles où parrain François Cinqualbre habitait une grande maison avec un magasin de parapluies, dont il était bien incapable de s’occuper tout seul. Peu après ma naissance, Père fut nommé directeur de l’usine Glorieux, rue Edouard-Vaillant. La maison attenante à l’usine allait avec le poste et toute la famille s’installa à côté de l’usine. La maison de la rue des Ecoles fut louée avec le magasin et parrain François finit ses jours à Toulon chez son fils Paul, où il mourut en 1924. En 1929, à la suite de la Grande Grève pendant laquelle Père avait défendu les ouvriers, il fut licencié et nous retournâmes enfin rue de Lille, que Père avait toujours considéré comme «La Maison», c’était celle qu’il avait fait construire, c’était là qu’il se sentait chez lui.

L’hécatombe de la guerre de 14 poussa le gouvernement à poursuivre entre les deux guerres une politique de repeuplement qui encourageait les familles nombreuses au point que, au début des années trente, les célibataires payaient des impôts supplémentaires très importants, et Maurice, avec Superlin qui faisait des affaires en or, décida de prendre sa résidence officielle chez ma sœur Denise qui, mariée en 1931, s’était installée à Courtrai. Ce n’était pas un arrangement très pratique; Maurice n’était pas le seul à avoir quitté la France (soi-disant) pour éviter des impôts et le gouvernement, en accord avec celui des Belges, vérifiait les résidences des étrangers près de la frontière. La police arrivait inopinément chez Denise et il fallait montrer la chambre de Maurice, ses vêtements, sa brosse à dents dans la salle de bains... Une corvée!

Maurice et Père finirent par acheter à Menin quatre parcelles de terrain mises aux enchères au coin de la rue Debunne. Père acheta les deux parcelles qui faisaient le coin, et Maurice les deux parcelles attenantes qui les bordaient sur deux côtés. Après beaucoup de discussions et de réflexions, Père et Maurice échangèrent leur terrain et Maurice fit construire une grande maison sur le coin et, à côté, Père fit construire une petite maison belge classique dans laquelle on installa le chauffeur qui conduisait la camionnette de Superlin. En échange d’un loyer symbolique, il s’occupait des deux voitures, celle de Père et celle de Maurice.

Ayant fait construire sa maison, Maurice demanda à Père et Mère de s’installer avec lui à Menin. Père n’était pas du tout d’accord, il voulait rester dans «sa» maison, mais Mère ne pouvait envisager que Maurice vive seul avec une gouvernante, et exigea que nous allions nous installer à Menin. L’arrangement avait de gros avantages financiers: outre que les impôts étaient moins lourds en Belgique, celle-ci avait aussi dévalué sa monnaie, et pour 100 francs français on recevait 190 francs belges, autrement dit les revenus doublaient en traversant la frontière. La famille s’installa donc à Menin. Entre-temps, Maurice avait acheté «Fontaine», et Père décida d’acheter une villa sur la côte belge, où nous allions souvent passer quelques jours de vacances. Avec le change si favorable et le développement de l’automobile, cette région était devenue très populaire chez les Français du Nord. Ses plages magnifiques étaient à une heure de voiture de l’énorme conurbation Lille, Roubaix, Tourcoing. Chaque week-end, des centaines de voitures déferlaient vers la côte: rien qu’en faisant le plein d’essence en Belgique, on gagnait sa journée!

Mère aimait beaucoup La Panne, une jolie station balnéaire près de la frontière française, à Dunkerque, avec une belle digue, des magasins, restaurants, cafés. Ce qui faisait le charme particulier de La Panne, c’était les «sentiers» où nous allions nous promener. Les sentiers étaient en réalité des rues dans les dunes; elles étaient pavées de briques, une voiture pouvait y passer à la rigueur, mais il y avait peu de trafic. Le long de ces sentiers étaient bâties des villas de bord de mer, très jolies, chacune ayant son enclos avec quelques petits arbres, quelques haies, des petits parterres de fleurs. Les visiteurs se promenaient en admirant les différents styles de maison, commentant les rideaux, les jardins, etc.

Naturellement, avoir une villa à La Panne aurait été le rêve de Mère; pour elle, aller à la mer voulait dire se promener sur la digue, s’arrêter pour une tasse de café, vadrouiller dans les magasins, se balader sur les sentiers, manger une glace au Bouquet-Romain, prendre l’apéritif sur la digue, aller au restaurant, bref, être vraiment en vacances. Père détestait ce genre de loisirs; pour lui, être en vacances voulait dire fureter chez les antiquaires, se balader avec un carnet de croquis en poche pour découvrir des coins pittoresques où il reviendrait avec son chevalet pour faire un tableau; les promenades sans but l’horripilaient.

J’imagine que la décision d’acheter une villa sur la côté donna lieu à des discussions sans fin (j’étais en pension à l’époque) mais le résultat ne fut pas du tout ce que Mère espérait. Père acheta une maison à Nieuport-Ville, sur les bords de l’Yser, à côté des écluses. C’était une maison flamande en brique jaune, avec un grand jardin, un garage, un hangar à bateaux et même une petite écurie qui servait de remise. La maison était située sur le chemin de halage, à dix minutes de marche de la ville et à trois kilomètres de la plage! Père s’y trouvait très bien; il bricolait dans le jardin, se promenait autour des écluses, vers le chenal, à la halle aux poissons, faisait des croquis des moulins des environs et déclara un jour, à la grande hilarité de toute la famille: «Quand ils seront tous morts, je louerai la maison et je me ferai un petit appartement-studio dans le hangar à bateaux, avec mon jardin, je serai comme un coq en pâte!»

Inutile de dire que Mère s’ennuyait profondément à Nieuport, une petite ville morne, non seulement flamande mais flamingante, c’est-à-dire hostileaux Français. Après tout, Nieuport n’est pas loin de Dixmude où on parle le flamand et où, dans certains magasins, si vous parliez le français on refusait de vous servir, et c’était encore vrai il y a quelques années lorsque Mel et moi y sommes passés. Cette attitude xénophobe avait eu pour résultat que la plage de Nieuport-Bains n’avait aucun succès; alors que La Panne, Ostende, Blankenberge, Middlekerke faisaient des affaires en or avec les visiteurs, Nieuport restait oubliée. Pour se distraire, Mère invitait la famille et les amis à venir pour quelques jours à Nieuport, ce qui faisait rager Père. Bref, Nieuport ne fut pas un succès. Après la mort de Mère, en 1957, le Gouvernement belge imposa un ordre d’achat sur la maison et la fit démolir pour construire une marina sur l’Yser. Le projet ne fut jamais réalisé, et quand nous sommes allés sur le site en 1995, il ne restait qu’un terrain vague que les pêcheurs qui venaient sur l’Yser utilisaient pour parquer leurs voitures. Père avait souvent de ces rêves tout à fait irréalistes...

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